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Former au numérique éducatif en Bretagne : le défi de l’organisation apprenante

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Sébastien Peigné est professeur d’histoire-géographie et formateur numérique (RésENTICE) dans l’académie de Rennes. Dans le cadre d’un mémoire de certification aux fonctions de formateur académique (CAFFA), il s’est interrogé sur la question très actuelle de l’organisation apprenante. Au-delà des mots et des intentions programmatiques, il s’agit de montrer comment la formation numérique dans l’Académie de Rennes s’approprie ce concept d’organisation apprenante pour le rendre opérant au travers son projet Interactik et ses Coopératives Pédagogiques Numériques (CPN).

Quel a été le point de départ de votre recherche et pourquoi avoir fait de l’organisation apprenante l’objet central de votre recherche ?

En 2017, le rapport Taddéi Vers une société apprenante [1] a eu un certain retentissement médiatique et beaucoup d’institutions et d’organismes de formation dans le monde de l’éducation se sont revendiqués de l’organisation apprenante, du territoire apprenant, voire de l’académie apprenante ! Au sein des Coopératives Pédagogiques Numériques, la mise en réseau des acteurs motivés pour favoriser le partage et le travail collaboratif entre enseignants pour se former et produire des ressources en coopérant est en écho profond avec l’idée d’apprendre les uns des autres qui est au cœur du rapport. J’avais besoin d’explorer ce concept pour vérifier sa validité dans ma pratique de formateur. Dire que l’on est une organisation apprenante ne me semblait pas aller de soi : cela méritait que l’on interroge ce concept.

A priori, mon propre parcours de formation m’invitait empiriquement à le valider. En matière de numérique, je suis le fruit d’apprentissages protéiformes. Depuis mes premières heures d’informatique en primaire où je recopiais des programmes en BASIC sur un antique ZX81 jusqu’au dernier MOOC épisodiquement suivi, en passant par des journées de stage classiques, mes apprentissages du numériques ont pris des formes multiples, alternant des temps d’apprentissages formels, informels, autodidactes, dirigés ou autodirigés. L’idée que l’on apprend uniquement de phases d’apprentissages structurés et d’un maître ne correspondait pas à ma propre expérience. En matière de numérique éducatif, je dois beaucoup à tous ces collègues croisés çà et là, en établissement, en formation ou sur la toile, et qui m’ont transmis un truc, une astuce, une idée que je me suis appropriés.

Pourtant, en tant que formateur, j’éprouvais un relatif scepticisme quant à l’effectivité de l’organisation apprenante au sein de l’Éducation Nationale. Bien sûr, je voyais l’institution faire un pas et accepter par l’existence même des Coopératives Pédagogiques Numériques que d’autres modalités de formation étaient possibles. Néanmoins sur le terrain, ce n’est pas si simple. Depuis deux ans, je propose une forme de Proflab, basé sur l’échange de savoirs et de pratiques, dans le nord de l’Ille-et-Vilaine, les Popottes numériques. Tout le monde, enseignants comme chefs d’établissements. trouve l’idée enthousiasmante. Pourtant le temps de la formation venue, les effectifs présents pour se former sont bien maigres ... quand je ne suis pas tout bonnement contraint d’annuler !

Dans votre recherche vous expliquez que l’organisation apprenante ne saurait se résumer au seul apprentissage entre pairs. Pouvez-vous nous préciser comment vous définiriez ce concept ?

Le concept d’organisation apprenante a été popularisé dans les années 90 dans le monde managérial. À la suite de Peter Senge, on qualifie rapidement d’organisation apprenante toute structure qui, pour résoudre ses problèmes, génère ses propres apprentissages en équipe, basés sur l’expérimentation et son partage, d’autant plus s’ils sortent des cadres hiérarchiques descendants et qu’ils introduisent une bonne dose d’outils numériques [2].

Le concept prend racine dans l’idée d’apprentissage organisationnel développée par les so­ciologues étasuniens Argyris et Schön dans les années 70 [3]. Il existe selon eux deux niveaux d’apprentissage organisationnel.

  1. Dans l’apprentissage en simple boucle d’adaptation, les individus utilisent des solutions éprouvées par eux-mêmes ou par d’autres au sein du système pour résoudre leurs difficultés. C’est un apprentissage routinier à l’échelle individuelle qui repose sur les connaissances déjà en place dans la structure, sans la modifier. En formation d’ensei­gnant, c’est le cas quand 1° le formateur ou un pair montre une bonne pra­tique que l’enseignant cherche à reproduire ou à adapter ; 2° l’enseignant analyse sa pratique pour la confirmer ou la modifier. Dans ce processus, le formateur est en premier lieu un passeur : il permet les rencontres, il offre un cadre à la réflexivité, il transmet ses savoirs.
  2. L’apprentissage en double boucle d’exploration se met en place quand les individus rencontrent des difficultés, mais ils ne trouvent pas dans la structure les connaissances pour les résoudre. Ils vont devoir mener ensemble une réflexion pour apporter des solutions qui n’existent pas encore. C’est ce qui se passe dans la formation des enseignants quand on demande aux apprenants de réfléchir sur des dispositifs méconnus. Ils peuvent se produire au sein d’un groupe prévu à cet effet, mais aussi sur des temps plus informels, quand survient un questionnement imprévu. C’est un apprentissage de haut niveau, qui modifie la structure parce qu’elle va ainsi construire ses nouvelles connaissances. Ici, le formateur est un maïeuticien : il accom­pagne le collectif dans l’élaboration de son questionnement et vers sa résolu­tion.

Si l’organisation apprenante est un écosystème propice à la professionnalisation, la place des expériences, le rôle dé­sormais primordial pris par le numérique et la question du travail en équipe conditionnent sa mise en place. L’enseignant a besoin de temps, à plus forte raison en contexte numérique (principe d’appropriation [4]) et d’une vision claire des ob­jectifs de sa formation (principe d’andragogie [5]). Il convient aussi de mettre en place un cadre qui favorise l’apprentissage spontané. Quitte à les transformer en ap­prentissages formels, l’un des enjeux de la formation professionnelle réside dans sa capacité à encourager des contextes apprenants informels, c’est-à-dire des occasions d’acquérir des compétences ou de modifier ses pratiques en dehors des temps institués de forma­tion, dans les "interstices" de la vie professionnelle [6]. De même, par-delà la collaboration imposée, l’enjeu est de faire émerger des modes de travail coopératif [7] spontanés qui fassent émerger de véritables communautés d’apprentissages [8].

L’organisation apprenante ne préexiste pas ; elle n’est pas non plus une méthodologie in extenso. Elle s’apparenterait davantage à un chantier qui mêlerait les enjeux de la formation des adultes, de la formation au numérique et par le numérique et de la formation en mode coopératif.

Quelle méthode avez-vous suivi pour réaliser votre recherche ?

Pour comprendre comment ces principes de l’organisation apprenante peuvent se mettre en place au sein des formations que proposent les Coopératives Pédagogiques Numériques, je me suis rapproché des hypothèses que Richard Wittorski formule sur les questions de professionnalisation au sein de l’organisation [9]. Il faut selon lui une triple impulsion :

  1. une intention du côté de l’organisation, c’est-à-dire une offre de profession­nalisation qui mette en mouvement les sujets ;
  2. un processus du côté des individus, c’est-à-dire qu’ils connaissent, qu’ils comprennent et qu’ils adhèrent à cette offre ;
  3. une transaction entre les individus et l’organisation, c’est-à-dire qu’ils ac­cordent l’un et l’autre de la professionnalité à ce qu’ils font. Tout le rôle du formateur est là, dans ce rôle de médiation entre l’organisation et les enseignants pour donner corps et sens à ce qui n’est sans lui qu’une intention et un concept.

Pour voir si ces éléments se retrouvaient au sein des Coopératives Pédagogiques Numériques, j’ai mené deux enquêtes, l’une auprès des formateurs RésENTICE, l’autre auprès des collègues qui ont assisté en 2018-2019 à des formations à la CPN d’Ille-et-Vilaine. Je me suis également appuyé sur ma propre expérience de formateur durant cette année de certification.

À la suite de ces enquêtes, êtes-vous en mesure de confirmer si les Coopératives Pédagogiques Numériques peuvent se qualifier d’organisation apprenante ?

Il me semble que l’intention est là. D’une part, comme je l’ai dit, l’institution propose au travers du projet Interactik et de ses CPN un cadre cohérent qui autorise des modalités de formation propices à la professionnalisation. D’autre part le réseau des formateurs RésENTICE a pris la mesure de cet environnement évolutif. Ils sont bien conscients de ne plus former comme avant et de s’inscrire dans un écosystème du numérique où ils sont autant des facilitateurs de transmission que des savants eux-mêmes. Mais ils avouent aussi qu’il n’est pas toujours simple de faire passer ce message nouveau sur le terrain.

Le processus est également en cours côté enseignants, du moins pour une partie d’entre eux. Ceux qui sont déjà les plus impliqués dans le numérique, le partage de leur expérience et la formation sous toutes ses formes, trouvent en la CPN un terrain d’expression pour élargir leurs champs de compétences. La plupart des stagiaires interrogés s’inscrivent dans l’esprit mutualiste et le partage vertueux que développe la CPN. Toutefois, les questionnaires permettent mal d’appréhender ce degré d’adhésion des enseignants : tout juste ai-je sondé les intentions de ceux qui ont fait la double démarche de venir se former et de répondre à une enquête. Il n’est guère étonnant d’y retrouver très majoritairement ceux qui sont déjà acteurs du numérique dans leur établissement (RRUPN) ou professionnels de la formation (tuteurs de stage, formateurs académiques). Le risque est important d’égarer en chemin les autres, ceux qui ne se sont pas encore inscrits dans ce processus de formation. J’éprouve une réelle inquiétude à la perspective que l’on ne forme principalement qu’une élite déjà mobilisée et capable de saisir toutes les opportunités d’apprentissage quand ceux qui en auraient le plus besoin n’y voient pas ou n’y trouvent pas leur intérêt [10].

Pour éviter cette césure, entre une "élite" qui s’inscrirait dans ces dimensions de formation apprenante et une majorité qui resterait à l’écart de ses mécanismes, quelles sont selon vous les perspectives ?

L’enjeu est double et il est entre les mains des formateurs et des établissements. L’organisation apprenante ne naît pas que du désir des uns (formateurs) de transmettre et de ce celui des autres (stagiaires) d’apprendre. La transaction d’apprentissage est du ressort du formateur qui donne vie à ce qui sans lui n’est qu’une intention. Même s’il n’existe pas de recette absolue, il y a un savoir-faire à développer du côté du formateur pour favoriser l’échange de pratique et animer des groupes reposant sur le partage d’expériences. On a par exemple beaucoup à apprendre de ce qui se passe dans les ONG et de la méthodologie de capitalisation d’expérience pour amener des groupes à construire eux-mêmes l’objet, les objectifs, voire les étapes, de leur formation [11]. Bien que développée pour le monde de la coopération, la capitalisation d’expérience répond à une question commune avec le monde de l’éducation : comment passer de l’expérience unique à une connaissance transférable ? Nous recherchons les mêmes bénéfices : 1° l’apprentissage, par la confrontation ou la construction des expériences entre pairs ; 2° la visibilité, car la capitalisation doit générer un savoir reproductible. Malheureusement, ce genre de formation nécessite un élément dont nous disposons peu dans l’Éducation nationale : le temps long.

Il ne faudrait toutefois pas se focaliser sur le manque de temps pour se murer dans le champ de l’impossible. Le formateur doit aussi saisir dans l’imprévu le potentiel d’apprentissage d’une situation. Ainsi, de sa posture naissent des situations d’apprentissage informel. Profiter d’un lieu comme les Coopératives pour faire découvrir au détour d’une question le VPI ou la recopie vidéo du smartphone, même si ce n’est pas "dans le programme", c’est créer une situation d’apprentissage situé où le formateur dirige l’attention du stagiaire vers une compétence qu’il aimerait développer. On pourrait multiplier les exemples de ces moments où l’on n’a pas fait ce que l’on prévoyait, mais où l’on a créé un apprentissage. Ils nécessitent que le formateur développe des capacités d’observation et d’adaptation pour révéler le potentiel apprenant des situations informelles.

Je pense enfin qu’il faut faire redescendre la formation à l’échelle des établissements. Les Coopératives Pédagogiques Numériques reposent sur l’idée d’essaimage, sur le postulat que la graine semée chez l’un germera au milieu des autres. Pourtant, on sait aujourd’hui que le modèle de l’enseignant qui part en formation et qui transmet en retour le savoir acquis à la communauté fonctionne mal, surtout en contexte numérique où l’appropriation individuelle prime (Devauchelle, note 8). Les recherches sur le leadership enseignant parviennent à des conclusions résonnantes : l’influence qu’un enseignant exerce sur ses collègues pour améliorer les pratiques éducatives est plus productive lorsqu’elle est partagée et qu’elle se structure au sein de l’établissement, moins lorsque elle est exogène [12]. À cette échelle intermédiaire, me semble-t-il, se situent les enjeux pour construire une organisation apprenante et penser au mieux la formation des enseignants. Entre un projet éducatif global et des intérêts particuliers, il est une place à renforcer pour l’accompagnement techno-pédagogique et la professionnalisation en établissement. La seconde phase de déploiement du projet Interactik en Bretagne s’engage dans cette direction pour que les Coopératives Pédagogiques Numériques ne soient plus seulement un site (la salle de la CPN) et un temps (la formation), mais qu’elles essaiment dans le territoire à l’échelle des établissements. Au cœur de ce projet, le formateur RésENTICE, au même titre que tous les acteurs de la formation de l’académie, a un rôle à jouer pour que se renforcent localement les conditions d’un travail coopératif ancré sur l’expertise et les attentes du terrain. Conscient de ces enjeux, il accompagnera ainsi la consolidation des communautés éducatives dans des établissements devenus apprenants.

Mémoire CAFFA (S. Peigné) - Former et se former au sein d'une organisation (...) (PDF - 3 Mo)
Mémoire CAFFA (S. Peigné) - Former et se former au sein d’une organisation apprenante. L’exemple des Coopératives Pédagogiques Numériques en Bretagne - 2019

Notes

[1Becchetti-Bizot, C., Houzel, G., & Taddéi, F. (2017). Vers une société apprenante. Rapport sur la recherche et développement de l’éducation tout au long de la vie (p. 85). Rapport remis à Najat Vallot-Belkacem, ministre de l’Éducation Nationale

[2Senge, P., Arnaud, B., & Gauthier, A. (2015). La cinquième discipline : L’innovation collective dans les organisations apprenantes. Paris, France : Eyrolles.

[3Argyris, C., Schön, D. A. (2001). Apprentissage organisationnel : Théorie, méthode, pratique. Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur.

[4Devauchelle, B. (2018, décembre). Faut-il former les enseignants au numérique  ? Présenté à « Les enseignants et le numérique (journée du CREAD) », Rennes, France.

[5Knowles, M. S. (1990). L’apprenant adulte  : Vers un nouvel art de la formation (F. Paban, Trad.). Paris, France : les Éd. d’Organisation.

[6Cristol, D., & Muller, A. (2013). Les apprentissages informels dans la formation pour adultes. Savoirs, 32(2), 11‑59.

[8Cristol, D. (2017). Les communautés d’apprentissage  : Apprendre ensemble. Savoirs, 43(1), 10-55

[9Wittorski, R. (2008). La professionnalisation. Savoirs, 17(2), 9-36.

[10Endrizzi, L. (2015). Le développement de compétences en milieu professionnel. Dossier de veille de l’IFÉ, 103.

[11Feuvrier, M.-V., Balizet, O., & Noury, A. (2016). La capitalisation des expériences : Un voyage au cœur de l’apprentissage. Paris, France : F3E.

[12Reverdy, C., & Thibert, R. (2015). Le leadership des enseignants au cœur de l’établissement. Dossier de veille de l’IFÉ, 104.

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