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Des 3èmes à l’EHPAD de Crozon

Des élèves de 3ème reçoivent des portraits de pensionnaires d’un proche Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes et, à partir de ces photos, écrivent leurs biographies imaginaires. Dans un second temps, tous et toutes sont amené.es à se rencontrer et ces échanges donnent lieu à la rédaction de biographies véritables. Cet étonnant croisement entre les générations, et même entre l’imaginaire et le réel, a été orchestré par Tangi Hélias, professeur de français au collège Alain, en collaboration avec les animateurs de l’EHPAD de Crozon. Les créations ont été rassemblées dans des livres numériques intitulés « Raconte-moi qui je suis ».

D’où vous est venue cette idée de rencontre entre des adolescents et des personnes âgées ?

L’idée de faire se rencontrer des adolescents et des personnes âgées autour d’un projet d’écriture est née de deux choses : d’une discussion tout d’abord avec une collègue qui, ayant emmené ses élèves de collège visiter un EHPAD, a dû essuyer des remarques de parents d’élèves comme quoi l’enseignante les avait emmenés « visiter un zoo ». Plus tard, c’est le témoignage d’un homme d’origine syrienne dans une émission de radio, expliquant qu’il ne comprenait pas qu’en France les personnes âgées puissent finir leur vie seules et sans davantage de contact avec les plus jeunes, qui m’a décidé à lancer ce projet de rencontre intergénérationnelle.


Dans quel cadre avez-vous mis en œuvre le projet ?

Le niveau 3ème me semblait le plus approprié pour cette démarche. L’idée de départ était que les élèves aillent lire des textes choisis à l’EHPAD de Crozon et pourquoi pas qu’ils participent à des ateliers d’écriture. Mais il fallait une activité fédératrice et motivante pour commencer. Les programmes de lettres en 3ème au collège ont une entrée intitulée « Se raconter, se représenter », dans laquelle on peut travailler sur des portraits artistiques et littéraires, ainsi que sur des textes autobiographiques : on partirait de portraits pour ce travail d’écriture. Mais c’est aussi le livre « Les gens dans l’enveloppe » d’Isabelle Monnin, suggéré par un collègue, qui m’a conforté dans l’idée de ce travail d’écriture longue : à partir d’un lot de 250 photos achetées sur internet, photos de gens qu’elle ne connaît et ne connaîtra pas, l’auteure va écrire leur histoire, imaginer leur vie.

La photographe Martine Talagas a donc réalisé les portraits en noir et blanc des membres de l’EHPAD, dont ceux de l’unité Alzheimer. A partir de ces portraits, les élèves devront imaginer la vie de ces personnes et/ou ce qu’ils auraient pu faire avec eux et dans un deuxième temps, ils les rencontreront afin de rédiger leur biographie.
Les animateurs et la direction l’EHPAD de Crozon ont tout de suite été motivés et très réactifs sur les modalités de mise en œuvre du projet. Ils sont d’ailleurs intervenus dans les deux classes en amont afin de présenter la structure et ses valeurs auprès des élèves de 3ème. Une convention a été signée entre les deux établissements et le projet a pu démarrer très vite.

Les élèves ont dans un 1er temps rédigé des portraits imaginaires de personnes âgées à partir de photographies : pouvez-vous expliquer le dispositif mis en place ?

Ce long travail d’écriture a été mené avec deux classes de 3ème, mais le déroulement a été différent pour les deux. J’avais demandé que sur chaque portrait on puisse voir un indice permettant d’avoir des renseignements sur la vie de ces personnes (objet, photographie …) et ainsi faciliter l’imagination des élèves.
Au départ, donc, après avoir visionné les portraits des membres de l’EHPAD, on a essayé collectivement de répondre à la question : que dire ? que raconter ? Les idées sont notées au tableau sous forme de carte mentale : Quelle identité ? Pourquoi cet objet intime ? Où cette personne a-t-elle vécu ? Lieux ? Enfants ? Loisirs ? Travail ? Peurs ? Voyage ? Famille ? Rêves ? Métier ? Traits de caractère ? Chagrins ? Comment était-elle avant ? Enfance, adolescence, âge adulte ? Pourquoi la maison de retraite ? ...

Il faut rappeler que les élèves ne connaissent rien de la vie de ces personnes.
Ensuite, on s’est posé logiquement la question : Comment écrire ? Quelle forme donner à l’écriture de ces vies imaginées ? Et c’est là que le vrai travail d’écriture a commencé pour les élèves : Écrit- on un récit chronologique ? Thématique ? A quelle personne écrire ? A quel temps ? Quelle forme donner au texte ? Celle du journal ? De l’autobiographie ? De la biographie ? De l’interview ? Tous les questionnements sont envisagés et explorés sous forme de carte mentale.

Le choix de la forme du texte a été laissé aux élèves : certains ont choisi le journal, d’autres le récit biographique plus classique. Ils ont décidé également de la personne à utiliser ainsi que du temps des verbes ; certains ont même opté pour le mode conditionnel. Le fait d’étudier en parallèle des textes liés au genre autobiographique facilitait le travail d’écriture pour les élèves et inversement, certaines notions liées au genre autobiographique évoquées en classe (le présent d’énonciation par exemple ou l’emploi des temps dans ce genre de récit) ont été assimilées très vite et très naturellement du fait qu’ils étaient eux-mêmes en situation d’écriture.

Comment s’est organisé le travail d’écriture lui-même ?

Concernant l’organisation, j’ai constitué 7 îlots de 4 élèves, chaque îlot travaillant sur un portrait. Au niveau des exigences attendues, je leur ai surtout demandé un souci de cohérence dans l’ensemble de leur production écrite : veiller à respecter les temps, la personne utilisée. Certaines réflexions ont émergé de ce travail d’écriture ; naturellement les élèves ont mêlé des anecdotes à des événements plus généraux, majeurs, liés à l’Histoire (la guerre est un thème qui revient dans la plupart des récits).

Il fallait que tous les élèves soient en activité. La production finale étant sous format numérique (j’ai finalement opté pour Calaméo), certains membres de l’îlot tapaient leur texte pendant que d’autres continuaient leur rédaction ou l’amélioraient ; ils pouvaient utiliser des PC ou des tablettes.

Une fois le 1er texte rédigé, l’îlot devait remplir un tableau permettant de vérifier s’il avait respecté tous les critères exigés pour ce travail d’écriture (respect de la personne, des temps, formation de paragraphes, correction des fautes de langue, amélioration du texte …), tableau qui me servirait pour une première évaluation.

Les élèves ont été amenés à rencontrer les personnes dont ils avaient ainsi réalisé les portraits : comment s’est passé cette rencontre, cet étonnant passage à travers les photos et l’imaginaire ?

La deuxième étape de ce projet d’écriture longue a consisté à organiser une rencontre entre les élèves et les membres de l’EHPAD afin qu’ils leur lisent leur production écrite et qu’ils rédigent leur biographie. Comme je l’ai dit plus haut, le projet a été un peu différent selon les deux 3èmes (et c’est tant mieux !). Pour une classe, ce sont les membres de l’accueil de jour qui sont venus rencontrer les élèves dans le CDI du collège ; l’autre s’est déplacée jusqu’à l’EHPAD.

La disposition en îlots, comme en salle de classe, a été conservée dans les deux lieux pour les deux rencontres. Les élèves ont d’abord lu leur biographie imaginée ; en amont, on avait réfléchi et travaillé sur la mise en voix des textes : De quelle manière lit-on le texte ? Combien le lisent et comment ? Comment réagissent-ils à votre lecture ? Quelles sont leurs impressions ? Quelqu’un prend-il des notes ?
La deuxième étape a consisté à récolter des informations sur leur vraie vie afin qu’ils puissent rédiger une biographie. On s’est posé collectivement les questions suivantes : Comment récolter des informations sur leur vie ? En les interrogeant ? En réutilisant les thèmes évoqués dans les biographies imaginaires ? En les laissant parler et en leur posant des questions par moment ? Qui fait quoi ? Prise de note, enregistrement via un enregistreur numérique ? Tablettes ? Qui pose les questions ? Qui prend des notes ? Sur quel support ?

J’ai également proposé (au cas où les acteurs du projet n’auraient plus rien à se dire !) qu’ils s’appuient sur un questionnaire de l’artiste Sophie Calle, qu’ils ont modifié pour la situation ; ils ont discuté, débattu sur les questions à garder ou pas. De même, ils ont pu s’appuyer sur des extraits des Notes de chevet écrites par Sei Shônagon au XIème siècle afin de nourrir au maximum leur texte d’informations biographiques. Ils ont d’ailleurs écrit à la manière de Sei Shônagon lors d’une autre séance de français.

Deux rencontres par classe ont été organisées. Elles se sont très bien déroulées, les animateurs et le professeur accompagnaient ce moment d’échange que les élèves et convives de l’EHPAD s’étaient appropriés tout cela autour d’un goûter. Les élèves avaient même préparé des gâteaux et des crêpes !

Comment avez-vous exploité pédagogiquement ces rencontres ?

La dernière phase du projet a consisté à rédiger la biographie des personnes âgées à partir des informations collectées. Le même souci de cohérence que pour les biographies imaginaires était exigé. On a essayé de voir s’il pouvait y avoir un fil conducteur dans la vie de cette personne, s’il y avait des points communs entre différents événements ou moments dans sa vie, s’il y avait des phrases ou des situations récurrentes au cours de son existence. De même, raconter la vie d’une personne c’est se raconter un peu, se comparer. Les élèves pouvaient s’interroger sur la vie de la personne, se poser des questions.

La difficulté rencontrée à ce moment là a été la différence de collecte d’informations entre les îlots. L’enregistrement numérique a été délaissé par les élèves, ces derniers préférant visiblement la prise de notes. Mais comment prendre des notes ? Et de quelle manière les réinvestir par la suite ? Des séances de préparation en amont à la prise de note auraient sans doute été bénéfiques ; ces séances auraient pu être menées en Accompagnement Personnalisé.

D’autres textes ont été écrits en prolongement, par les élèves et par les personnes âgées : lesquels ?

En prolongement, les élèves ont également rédigé un texte expliquant le projet, pendant que d’autres continuaient la rédaction des biographies.

En parallèle du projet, les personnes âgées sous l’action d’un animateur ont réalisé le portrait imaginaire de certains élèves qui avaient choisi de se faire photographier. Ils l’ont lu et l’ont enregistré ; le lien vers ces productions sonores se trouve sur le livre numérique.

Quels enseignements les élèves ont-ils tirés d’un tel projet qui apparaît comme une expérience du monde à part entière ?

Cette expérience pour eux a été riche sous divers aspects.

Au niveau scolaire, les élèves ont pu s’investir dans une démarche de projet, travailler l’oral et l’écoute, travailler les compétences d’écriture évidemment, de lecture, développer la maitrise des outils numériques et favoriser le travail de groupe par la constitution d’îlots.

Cela leur a sans doute fait prendre davantage conscience du sens de l’écriture : pourquoi est-ce qu’on écrit et comment ? L’enjeu est d’autant plus important que leur texte est réellement le garant d’une mémoire, celle de ces hommes et ces femmes confrontés aujourd’hui à la vieillesse ou à la maladie.

La rencontre entre les générations a été très enrichissante en soi, permettant de créer un lien avec les personnes âgées et de mener une réflexion sur la place de ces personnes et des malades dans notre société, dans d’autres pays, d’autres cultures.

Par ailleurs, en confrontant les vies imaginées et les vies réelles, il s’est avéré que beaucoup de coïncidences sont apparues, ce qui a particulièrement intrigué les élèves. Ils ont pu aussi découvrir des proximités entre eux, des bribes d’histoires rappelant leur histoire familiale, ou la réalité du territoire particulier qu’est la presqu’île de Crozon.

Enfin, cette expérience les a confrontés à certaines réalités de l’existence, la vieillesse, la maladie, mais aussi la mort puisque au cours du projet un des membres de l’EHPAD est décédé. Les élèves qui avaient travaillé sur son portrait n’ont pu ni lui lire leur texte, ni découvrir qui elle était vraiment.


Quel bilan tirez-vous vous-même de ce travail ?

Le projet a été très positif dans la mesure où les élèves ont adhéré et se le sont appropriés. Voir arriver sous la pluie ces personnes âgées, dont certains en déambulateur, dans l’enceinte du collège a été un des moments forts de cette rencontre. Et voir les adultes se prendre à leur tour au jeu de l’écriture et renvoyer des portraits pleins d’humour et de verve aux élèves a été une très belle surprise.
C’est bien sûr une activité chronophage, comme toute activité d’écriture longue, et qui demande une disponibilité constante du matériel numérique de l’établissement, surtout lors de l’amélioration des productions écrites. Se sont posées les questions auxquelles est confronté tout enseignant en lettres : comment aider les élèves à améliorer leur texte ?

J’aurais également aimé qu’ils fassent la mise en page eux-mêmes à partir de leur document texte, qu’on réfléchisse ensemble à une typographie, à l’insertion des images, qu’ils manipulent eux-même Calaméo, mais le temps ne nous l’a pas permis.

Ce projet n’est pas achevé : l’idée est que les élèves rencontrent à nouveau ces personnes âgées autour d’ateliers de lecture ou d’écriture.

LIENS :

« Raconte-moi qui je suis », par les 3èmes 4

« Raconte-moi qui je suis », par les 3èmes 3

Voir en ligne : Le projet de Tangi Helias dans Le Café pédagogique

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